Échange Arthur-Pjanić – ingénierie financière de l’opération

Introduction :

Les fans de football ont sans doute entendu parler d’une actualité qui a défrayé la chronique en Juin 2020 : l’échange entre le FC Barcelone et la Juventus Turin de leurs joueurs, respectivement Arthur Melo et Miralem Pjanić. Les indemnités de transfert étant de 60M € pour le dernier et 72M € pour le premier, beaucoup se sont interrogés sur l’avantage qu’en tirerait vraiment Barcelone, si ce gain de 12M € suffirait à les remettre dans le vert. En réalité, les tenants et aboutissants de cette opération sont plutôt complexes. C’est pour cette raison que j’ai rédigé cet article dans ce but : décortiquer toute l’ingénierie financière derrière ce montage astucieux, et expliquer en quoi Barcelone a en fait gagné beaucoup plus que 12M €.

Petite dédicace à mes ex-compagnons de Foot Discuss. 😉

Rappel des faits, perçus par le grand public

Logos de Barcelone et Juventus.

En début Juin, apparait une rumeur comme quoi la Juventus voudrait acquérir un joueur de Barcelone, le Brésilien Arthur Henrique Ramos de Oliveira Melo (couramment appelé Arthur), débarqué du club Gremio Porte Alegre (dans son pays natal). Un échange était proposé avec le Bosnien Miralem Pjanić, au club italien depuis 4 saisons. Beaucoup y voyaient une rumeur ridicule, moi y compris. Arthur a 23 ans, a le style Xavi et est son club de cœur, qui de surcroît cherchait un joueur avec son profil depuis longtemps. En échange d’un trentenaire sur la pente descendante (niveau performances) ?

Mais au fil des semaines, la donne a changé, la direction de Barcelone a mis la pression pour que son joueur accepte l’offre alléchante de la Juve, qui elle, avait doublé sa proposition de salaire. C’est ainsi que le 29 Juin 2020, le transfert a été officialisé. La raison financière a été comprise dès le départ : la direction avait besoin de finir dans le vert, et a sacrifié un de ses joueurs avant la fin de l’exercice comptable (30 Juin 2020). Beaucoup s’en sont pris aux dirigeants de Barcelone, réclamant même que ce genre de « pratique » soit interdit. De quelle pratique ils parlent ? Qu’ont compris les fans de football ? Deux hypothèses sont revenues :

  • Barcelone a eu un gain de 12M € (72M – 60M) et c’était suffisant ;
  • La vente d’Arthur a été faite avant la fin de l’exercice comptable, et l’achat de Pjanić a été faite à l’exercice comptable suivant, démarré en Juillet 2020. Donc Barcelone a eu un gain de 72M €.

La réalité est que ce n’était… ni l’un, ni l’autre. Que s’est-il passé ? Nous allons le voir tout de suite.

PS1 : étant un « anti-Barça » et un « pro-Juve », j’ai exulté en découvrant la nouvelle du transfert sur Foot Mercato. Voilà pour ce que j’en pense. Je vous vous promets quand même une démonstration sans parti pris. 🙂

 PS2 : beaucoup doivent se demander comment c’est possible pour un club avec un chiffre d’affaires dépassant le milliard, de devoir s’en remettre à de tels procédés pour ne pas accuser de perte. Je les renvoie à mon article sur les soldes de gestion (lien ici), montrant que le chiffre d’affaires n’est pas du tout un indicateur de performance financière. Comble du hasard, l’article parle de Barcelone justement (je vous promets, ce n’est pas une obsession).

Passons à la partie technique !

Calculs comptables.

Nous allons toucher 3 points essentiels : le bénéfice, les immobilisations et les amortissements.

I- C’est quoi être dans le vert ou le rouge ?

Le président du FC Barcelone, Josep Maria Bartomeu était déterminé à ne pas finir dans le rouge. Par rouge, on parle en fait de perte. C’est-à-dire lorsque les charges de Barcelone dépassent le chiffre d’affaires et les gains sur transferts.

Que se passe-t-il donc si Barcelone finit dans le rouge ? La direction sera condamnée à verser 15% du montant de la perte dans les caisses du club, conformément aux statuts de la société.

Que se passe-t-il si Barcelone finit dans le vert (donc réalise un bénéfice) ? Non seulement la direction ne versera rien, mais en plus, elle pourra verser des dividendes aux associés du Barça, rendant ainsi le board content. Pour comprendre cette histoire de board, dividendes, etc, je vous renvoie à mon article sur les associés et leurs dividendes (lien ici).

II- Les joueurs de football sont-ils des marchandises qu’on peut vendre et acheter ?

Après tout, on parle d’acheter un joueur, vendre un joueur. Exactement comme une marchandise.

En réalité, ces termes sont des abus de langage. Comptablement parlant, on ne parle pas d’acheter et de vendre un joueur, mais d’acquérir et de céder le contrat d’un joueur. Le contrat du joueur constitue ce qu’on appelle une immobilisation incorporelle.

Une immobilisation est un bien qui sert à une entreprise sur plusieurs exercices. Par exemple, une machine à coudre servira à une couturière pendant plusieurs années. Un ordinateur va servir à un informaticien pendant plusieurs années. Et donc le contrat d’un joueur servira à ce que son club puisse exploiter son talent et sa notoriété pendant la durée de son contrat. c’est incorporel à cause de son caractère intangible (le contrat est une entente, pas un bout de papier).

Une immobilisation n’est pas une charge ou un produit. Par quel mécanisme donc le FC Barcelone va revenir dans le vert en cédant le contrat d’Arthur ?

III- Amortissement et cession : comment affecter son bénéfice avec les contrats de joueurs

Pour revenir à la machine à coudre, plus le temps passe et plus elle se détériore. Après un certain nombre d’années, elle cesse de fonctionner. Pareil pour l’ordinateur de l’informaticien. Il a une durée prévue d’utilisation de 3 ans. Après 3 ans, l’ordinateur n’aura plus de valeur, car probablement tellement vieux qu’il aura des tas de problèmes. Cette perte de valeur annuelle d’une immobilisation est ce qu’on appelle un amortissement. Lorsque le contrat d’un joueur a été acquis à 20M € pour 4 ans, il perd chaque année ¼ de sa valeur, soit 5M €. Cette perte de valeur traduit le fait que plus la fin du contrat approche, moins cher le contrat du joueur vaudra. D’ailleurs, au bout de 4 ans, si le joueur n’a pas renouvelé son contrat, ce dernier ne vaudra plus rien, ce qui correspond au fait que le club ne pourra plus exploiter les talents de son désormais ex-joueur.

Maintenant, disons que le contrat dudit joueur est cédé après 3 saisons, pour 11M €. La plupart diront que son club aura réalisé une grosse perte (-9M €). Mais la réalité, c’est que la valeur de son contrat ne sera plus de 20M €. Après 3 ans, la valeur du contrat a baissé de 20M × ¼ × 3 = 15M €, et donc son contrat vaut en fait 20M – 15M = 5M €. Pour savoir ce que le club a gagné ou perdu, on fait donc 11M (indemnité de transfert) – 5M (valeur nette du contrat). Le club a donc en réalité eu un bénéfice de 6M € !

La différence de 15M € a déjà été comptabilisée en perte sur les anciens exercices (5M € d’amortissement par saison). Comptabiliser encore cela lors de la vente sera comme compter la charge deux fois.

Explication du montage

Pjanic et Arthur.

Nous avons traversé la partie chiante, mais nécessaire. Maintenant que vous avez les éléments plus haut, il est plus facile de comprendre la nature du montage qui a été mis en place par les financiers du FC Barcelone.

Pour cette partie, je vais faire quelques suppositions. Comme un ami me le disait souvent à une époque, je ne suis pas le comptable attitré du Barça. Supposons que leur système d’amortissement est linéaire (comme ce que j’ai montré plus haut). Supposons que les charges de signature (nous y reviendrons) sont de 10M €. Enfin, ignorons la fiscalité.

I- Aspect comptable

Le contrat d’Arthur à Barcelone a débuté le 1er Juillet 2018, pour une durée de 6 saisons. Le transfert ayant coûté 40M €, au moment de la cession, la valeur nette de son contrat (2 saisons) était égale à la valeur brute 40M – 40M × 1/6 × 2 = 26,67M €.

Son contrat est cédé à 72M €. Le bénéfice sur cession est donc de 72M – 26.67M = 45.33M €.

Le contrat de Pjanić est cédé pour 60M €. La charge pour Barcelone est de… 0. Rappelez-vous : l’acquisition d’une immobilisation n’est pas une charge. Ces 60M seront répartis en charges sur les 4 prochaines saisons.

Par contre, une signature de contrat vient toujours avec deux charges : une prime à la signature et une commission à l’agent. Les 10M € d’estimation sont énormes, mais mieux vaut en faire trop que pas assez.

Le bénéfice net que se fait Barcelone sur cette opération est donc de :

45.33M – 10M € = 35.33M €.

Une bien rondelette somme, qui permet au président Bartomeu de finir dans le vert.

II- Aspect financier : la surévaluation des contrats

Il y a un aspect que nous n’avons pas pu toucher dans la partie technique, à cause de sa complexité : l’évaluation. Vous entendez souvent dire : tel joueur est évalué à 100M €… Mbappé sera évalué à 200M € s’il prolonge… etc. Il s’agit de la valeur de marché des joueurs, qui change constamment au fil des performances de l’âge, de la durée du contrat… Cette valeur de marché (ou valeur réelle) est différente de la valeur nette comptable. Si vous voulez comprendre la différence entre valeur comptable et valeur réelle, je vous invite à lire mon article sur le bilan (lien ici).

Transfermarkt évalue Arthur à 56M € et Pjanić à 52M €. Pourtant, leurs contrats ont été cédés pour respectivement 16M € et 8M € de plus. Pourquoi une telle surévaluation ? Pour le comprendre, nous allons analyser la formule du bénéfice sur l’opération. Soit B ce bénéfice, P le prix de cession, VNC la valeur nette du contrat et C les charges de signature.

Formule.

En jaune : ce qu’il faut optimiser.

En vert : ce qui peut être modifié par Barcelone. Ils peuvent fixer le prix qu’ils veulent

En rouge : ce sur quoi Barcelone n’a aucun contrôle. La VNC est invariable et les charges de signature ne dépendent pas que d’eux (mais aussi du joueur et de l’agent).

Par conséquent, pour maximiser le bénéfice, le club va juste maximiser le prix de cession. Au mépris de la valeur réelle d’Arthur Melo.

Et la Juventus dans tout ça ? Même si le montant élevé du transfert ne va rien faire à ses charges dans l’immédiat, il reste le problème de la trésorerie : ses caisses vont être sévèrement impactées si l’écart entre l’indemnité pour Arthur et celle pour Pjanić est trop élevée. Par conséquent, le club du Piémont augmente aussi artificiellement son prix de cession, de manière à ce qu’on se retrouve avec ces fameux 12M € de différence. Et voilà comment le contrat du Bosnien se voit aussi cédé au-delà de sa valeur réelle…

Conclusion :

Voilà donc comment cela s’est produit. Grâce à ce montage, le FC Barcelone a pu atteindre son objectif de finir l’exercice avec un bénéfice, gagnant au passage un peu de trésorerie. La Juventus a aussi obtenu un bénéfice sur l’affaire, mais aura des charges d’amortissement de 14.4M € pour chacune des 5 années de son contrat. Cependant, leur nouvelle recrue a un salaire moins élevé que celui du Bosnien, est de 7 ans son cadet et a un style de jeu qui colle mieux à celui de l’actuel coach. C’est littéralement tout bénef, à court comme à long terme. Bref, pour résumer, l’ingénierie financière est merveilleuse ! Vous comprendrez aussi qu’il n’y a pas grand-chose que les instances de football puissent faire pour légiférer sur ce genre de cas, vu que les clubs concernés n’ont fait que profiter des règles de comptabilité. Nous verrons sans doute d’autres cas de la sorte dans le futur.

Dernière chose. Selon le calcul que j’ai effectué plus haut, Barcelone a eu un bénéfice de 35.33M € sur l’opération, mais n’a eu que 12M € de plus dans les caisses. Pourquoi une telle différence ? Ce serait trop long à expliquer. Heureusement, mon dernier article portait justement sur la différence entre bénéfice et trésorerie (lien ici – lisez juste la section 1).

Sources

Goal, « Pjanic for Arthur! Barcelona are wasting Messi’s final years » https://www.goal.com/en/news/pjanic-for-arthur-barcelona-are-wasting-messis-final-years/1mj9veby5pitj1ul7if5ipjxvc

ESPN, « Barcelona swapping Arthur for Pjanic was a business move but for all the wrong reasons», https://www.espn.com/soccer/spanish-primera-division/story/4122091/barcelona-swapping-arthur-for-pjanic-was-a-business-move-but-for-all-the-wrong-reasons

Transfermarkt, « Arthur », https://www.transfermarkt.fr/arthur/profil/spieler/362842

Image 1 : https://www.afrikmag.com/apres-cristiano-ronaldo-juventus-recrute-un-autre-joueur-au-barca/

Image 3 : https://resumensports.com/category/futbol-internacional/serie-a/

Bannière : https://tribuna.com/fr/fcbarcelona/news/2020-05-09-pjanicarthur-swap-said-to-be-75-per-cent-completed-brazilian-midfielders-agreement-still-/



Auteur : Dimitri Ken DJAMEN
Diplômé d'une école de commerce camerounaise, je mets mon expertise à contribution à Elite Hive, en tant que directeur financier mais aussi rédacteur d'articles. Mes écrits sont des articles de vulgarisation, destinés même à un profane du domaine. Mais ils ont aussi une visée pédagogique pour les professionnels, qui ont des difficultés sur certaines notions ou veulent se rafraîchir la mémoire. Pour du contenu un peu plus général, j'ai un profil Quora très actif/ où je réponds aux questions des utilisateurs sur divers domaines. https://fr.quora.com/profile/Dimitri-Ken